Becoming Chelsea de Sébastien Harrisson: l'émotion tenue en laisse
Becoming Chelsea, présentée au Théâtre Prospero, est portée par de bons comédiens et par la magnifique mise en scène d’Éric Jean. Mais ce texte de Sébastien Harrisson, mêlant réalité et fiction, n’a pas réussi à me convaincre de sa pertinence et, malgré les enjeux explorés, ne m’a touchée d’aucune façon.
Ce qui aurait pu se révéler captivant tombe à plat. L’histoire de Bradley Manning, activiste et lanceur d’alerte, est en soi une tragédie impliquant espionnage politique, secrets d’état et crise identitaire. Emprisonné pendant sept ans pour avoir coulé à Wikileaks des documents classés sensibles concernant des opérations militaires et diplomatiques, Manning a vu sa peine commuée en 2017 mais demeure en prison à cause de son refus de témoigner contre Julian Assange. Pour ajouter à tout cela, le soldat Bradley Manning est maintenant devenu Chelsea après avoir choisi un changement de sexe. C’est une vie marquée par une enfance malheureuse, une existence chaotique et des tentatives de suicide.
Il s’agit donc d’une histoire où une allégeance donnée à une institution opaque le dispute à un code d’honneur personnel et à une soif de justice qui dépasse les normes habituelles. Ajoutons à cela cette identité sexuelle qui évolue et on a ici une tragédie aux accents shakespeariens. Mais le texte de Sébastien Harrisson nous laisse sur notre faim. Il a choisi d’extrapoler sur la visite à Montréal en 2018 de Chelsea Manning (Sébastien René) où elle doit donner une conférence. Elle est suivie par Max, un garde du corps membre de la GRC (Sébastien Brulotte) qui doit assurer sa sécurité et qui questionne lui aussi certaines décisions de ses supérieurs, décisions qui ont mené à des pertes de vies qui auraient pu être évitées. Entre autres celle de Namir (Mustapha Aramis), un jeune photographe de guerre dont le fantôme hante la pièce. Il y a également Fiona (Marie-Pier Labrecque), la compagne de Max qui se trouve à Londres mais qui apparaît périodiquement sur scène. Les lieux alternent : la chambre d’hôtel, la prison, les rues du Vieux-Montréal, un ascenseur.
Le texte est fragmenté, épars et trop abstrait. Une froideur glaçante se dégage de l’ensemble. Alors que nous devrions compatir et ressentir face au destin archi compliqué et terriblement dramatique de Chelsea Manning, nous nous retrouvons tenus à distance par une approche trop cérébrale qui ne laisse aucune fissure à travers laquelle l’émotion pourrait s’infiltrer. Tout est tenu en laisse de très près dans Becoming Chelsea.
La mise en scène très stylisée d’Éric Jean utilise de façon magistrale les décors de Pierre-Étienne Locas : des panneaux vitrés parfois transparents, parfois miroirs, un plancher où les comédiens peuvent disparaître, comme avalés par des sables mouvants, des lieux à la fois neutres et chargés de signification. Ces miroirs, qui peuvent être déformants, sont la parfaite métaphore de la vérité pervertie et de la réalité tronquée qui constituent la plupart du temps l’univers des hauts-lieux de prises de décisions. Mais aussi de notre regard à nous. Aux superbes éclairages, on reconnait la signature inimitable de Cédric Delorme-Bouchard et Julien Blais et ses projections vidéo ajoutent au plaisir esthétique de cette production.
Sébastien René accomplit un travail formidable dans ce rôle difficile et tout en nuance de Chelsea Manning, démontrant une fois de plus l’étendue de son registre de comédien. Sa voix évolue des profondeurs mâles au soprano féminin et il est parfaitement convaincant en transmettant par ses gestes et ses expressions l’ambiguïté et la sensibilité du personnage. Mais voilà, les discours m’ont semblé désincarnés, les allers et retours dans le temps n’aidant en rien à la compréhension de cette histoire complexe dont les ramifications sont innombrables. Le personnage de Fiona m’a semblé plaqué et inutile alors que Max et Ramir n’ont pas véhiculé le choc et la souffrance suite aux événements traumatisants qu’ils ont vécu. Il manque à cette pièce un sentiment d’urgence, une conviction viscérale, une douleur liée à la fatalité que l’on ressentirait et qui nous amènerait au-delà de cet excès de pensée.
Marie-Claire Girard
Crédit photo : Yanick MacDonald
Becoming Chelsea : Une production Les 2 Mondes en codiffusion avec le Groupe de la Veillée, au Théâtre Prospero jusqu’au 14 mars 2020.