C'est quand qu'on va où?
Il est très difficile de trouver un équilibre entre l’épique et le trivial. C’est ce qu’illustre cette production du Théâtre de Quat’Sous où Olivier Kemed, le directeur artistique, a remanié L’Énéide de Virgile pour s’en servir comme métaphore pour le sort des réfugiés.
Rappelons les faits : Énée, après la chute de Troie, s’enfuit vers un nouveau destin avec son vieux père, Anchise, qu’il porte sur ses épaules et son fils, Ascagne. Une longue errance les attend et après bien des péripéties, Énée se fixera dans le Latium et sera l’ancêtre de Romulus et Rémus, fondateurs de Rome.
Le sort de ces exilés, de ceux qui n’ont plus de patrie à la suite de conflits qui mettent leur existence en danger, demeure le même depuis l’Antiquité : le déracinement, les dangers du voyage, les difficultés d’adaptation à une nouvelle culture lorsque l’on trouve finalement une terre d’accueil. Kemed a voulu faire d’Énée le réfugié-zéro et illustrer une situation bien contemporaine avec cette histoire vieille de deux mille ans. Il a donc ajouté des passages illustrant la réalité du 21ème siècle, réalité avec laquelle nous sommes tous familiers : ces tragédies se jouant pour de vrai sur des plages méditerranéennes, ces photos d’enfants morts noyés, ces familles accueillies à l’aéroport qui doivent s’adapter rapidement à une nouvelle langue, une nouvelle culture, un nouveau climat et qui souffrent de chocs post-traumatiques. Mais je me demande si ces ajouts étaient bien nécessaires.
Parce qu’il y a deux niveaux de langue et deux niveaux de jeu dans cette Énéide et que la transition entre les deux ne se passe pas toujours harmonieusement. La parole de Virgile relève de l’épopée, elle est emphatique, déclamatoire, passionnée et pleine de noblesse. Mais pour nous ramener au présent, d’autres scènes ajoutées relèvent du langage familier avec des personnages plus ou moins intéressants. Il en résulte que la progression dramatique de cette histoire poignante se trouve sérieusement handicapée par ces constantes ruptures de ton, la vidant ainsi de toute émotion.
Il est évidemment louable d’avoir voulu montrer des touristes un peu nonos étendus sur une plage qui sont soudainement confrontés à la réalité de réfugiés s’échouant tout près d’eux à la suite du naufrage de leur bateau ou encore à cette gérante d’hôtel qui constate avec effroi que ces mêmes réfugiés se sont précipités sur le buffet réservé à ses clients parce qu’ils meurent de faim et de soif. Et je ne parlerai pas de cette guide dans les catacombes qui doit amener Énée vers la Sibylle qui lui indiquera le chemin vers la porte des Enfers ou de l’agente d’immigration qui n’a aucun pouvoir parce qu’elle est aux prises avec une lourde bureaucratie qui empêche ces exilés de travailler et de regagner un peu de leur dignité. Mais la plupart de ces scènes sombrent dans la caricature, hélas. Olivia Palacci est la seule qui se révèle crédible dans ce ballet hésitant entre la tragédie et la comédie. Elle est parfaite en Sibylle lubrique où elle provoque vraiment l’hilarité et en mère prisonnière d’un camp de réfugiés qui devra sacrifier tout ce qu’elle aime. Je veux souligner aussi la présence forte et profonde d’Igor Ovadis dans le rôle d’Anchise et celle de Sacha Samar qui nous donne un Énée à la fois fragile, impulsif et déterminé. Et Tatiana Zinga Botao rejoint la clarté et la noirceur du destin de son Eliza/Didon. Les éclairages de Julie Basse sont superbes : c’est la lumière qui nous fait voyager de l’incendie de la ville aux rivages de la mer en passant par divers lieux glauques ou carrément dangereux.
C’est bien de vouloir insérer le présent dans le passé mais il y a un égarement dans cette quête qui mélange maladroitement les genres et le ton. Je ne doute pas de la sincérité de la démarche et du désir de démontrer que l’Occident est désensibilisé devant cet afflux de souffrances collectives et de drames individuels. Mais ce qui se veut un ressort comique afin d’alléger cette terrible tragédie tout en faisant la démonstration des aberrations qui plombent nos capacités d’accueil ne fonctionne pas. Il en résulte un chaos narratif qui vide cette Énéide d’une grande partie de son impact et qui échoue à capturer notre imagination.
Crédit photo : Yanick Macdonald
L’Énéide : Une production du Théâtre de Quat’Sous et de Trois Tristes Tigres, au Théâtre de Quat’Sous jusqu’au 28 septembre 2019.