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Ceux qui se sont évaporés de Rébecca Déraspe: s'effacer de sa vie

Il faut beaucoup de talent pour écrire un texte comme Ceux qui se sont évaporés, la pièce qu’on peut voir au Théâtre d’Aujourd’hui. Rébecca Déraspe traite de la disparition, de disparitions, elle examine, triture, retourne sous toutes ses facettes ce thème et tout ce qu’il peut impliquer, tout ce qui peut en découler et toutes les émotions qui y sont liées en les explorant avec fécondité. Elle nous prend par la main dès le début avec une intrigante litanie sur la naissance, l’existence, la mort, la répétition, ce retour incessant des mêmes choses depuis toujours. Et elle ne nous lâche plus.

 

C’est l’histoire d’Emma, enfant, adolescente, jeune fille et femme. Quelqu’un qui semble vivre à côté d’elle-même, en observatrice, qui ne sait pas ce qu’elle aime ou n’aime pas, à qui tout semble indifférent, qui se laisse porter par les événements. Elle a des parents aimants, un homme dans sa vie et une fille de cinq ans, Nina. Mais rien ne comble le vide intérieur qu’elle ressent ni l’incertitude et l’angoisse dans un monde où seul règne le matérialisme. La vie d’Emma dans une banlieue, son travail d’infirmière, son mari, sa fille, ses parents composent un purgatoire résidentiel, l’effroyable machination du rien.

 

On apprend que la grand-mère de cette jeune femme qui s’excuse constamment (d’exister?) est morte en couches à 35 ans, laissant une petite fille de cinq ans, la mère d’Emma. Y aurait-il une fatalité dans certaines familles qui incite aux disparitions? Tout au long de la pièce d’ailleurs il y a une surimpression entre passé et présent qui laisse aux fantômes l’opportunité de revenir en même temps qu’une curieuse nostalgie sans mémoire ni souvenirs.

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Ce texte remarquable pas sa densité et son urgence est défendu par des comédiens qui, visiblement, vivent de l’intérieur d’eux-mêmes cet épouvantable drame. Le retour de Vincent Gratton au théâtre dans le rôle du père d’Emma ne laisse aucun doute sur son talent. Josée Deschêne compose une mère à la fois attachante et exaspérante, pleine de bonne volonté mais qui n’a pas su décoder cette enfant qui demeure pour elle une étrangère. Élisabeth Chouvalidzé (qu’il fait toujours plaisir de voir), Maxime Robin et Tatiana Zinga Botao endossent plusieurs personnalités avec acuité et justesse alors que Reda Guerinik en conjoint donne toute la mesure du bon gars un peu maladroit qui ne voit rien venir. Et Geneviève Boivin-Roussy est extraordinaire dans le rôle d’Emma, capable de nous faire saisir le vide immense qu’elle n’a jamais réussi à combler, ce lien émotif, cette entente secrète et idéale qu’elle n’a jamais trouvés. Elle est déchirante et bouleversante lorsque saisi de vertige, son personnage se désintègre dans un précipice de désespoir. Mais il y a aussi Éléonore Loiselle  (vue dans La déesse des mouches à feux) qui vient à la fin en Nina adolescente s’adresser à cette mère qui l’a abandonnée dans une scène peut-être vraie, peut-être imaginée : un moment qui vous suffoque d’émotion de par sa force et qui vous chavire le cœur complètement.

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La mise en scène de Sylvain Bélanger a évoqué pour moi une chorégraphie où chacun occupe la place qui lui est destinée. Complétée en cela par la scénographie et les éclairages épurés de Cédric Delorme-Bouchard, Ceux qui se sont évaporés est l’exemple parfait d’un texte mis en valeur par une mise en scène stratégique. Ajoutons que les costumes de Julie Charland contribuent à définir chacun des personnages, parfois avec ironie, entre autres avec la veste chatoyante dont est revêtue Emma alors qu’elle se décompose de l’intérieur et désire plus que tout disparaître.

 

Emma a voulu être un paysage qu’on laisse derrière soi quand on marche et dont on garde un souvenir flou. J’ai retenu que même cet amour immense qu’Emma porte à sa fille, un amour qui peut peut-être guérir de l’égoïsme, de la solitude et du désenchantement ne suffit pas. Sauf que, à cause de cette fille, à cause de Nina, le nom d’Emma et tout ce qu’elle a voulu effacer reste tout de même souligné à jamais.

 

Marie-Claire Girard

 

Crédit photo : Valérie Remise

Ceux qui se sont évaporés : au Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 28 mars 2020.



08/03/2020
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