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Comment tu te débrouilles avec la vie ?

Claude Poissant a la merveilleuse idée d’inviter des spectacles vus en off-Avignon ou ailleurs et de nous les faire connaître. L’an dernier c’était La convivialité qui traitait avec intelligence et humour des folies de l’orthographe française, cette année c’est J’abandonne une partie de moi que j’adapte, une production belge qui s’aventure avec beaucoup d’originalité dans la question de l’aliénation liée au travail.

 

Léa Romagny, sur une balançoire et incarnant une petite fille, nous raconte une conversation avec sa grand-mère qui lui demande ce qu’elle veut faire plus tard. La petite fille veut faire des trucs…manger… dormir…et pourquoi faut-il travailler? Parce que c’est comme ça, rétorque la grand-mère. Je veux bien que la vie m’appartienne, mais je veux aussi me lever tard, conclut l’enfant. On comprendra que cette vision mignonne et idyllique de la vie ne va pas tenir la route.

 

La pièce tire son origine de Chronique d’un été-1961, un des premiers films, sinon le premier, qu’on peut qualifier de cinéma-vérité, réalisé en 1960 par le sociologue Edgard Morin (le Paradigme perdu) et le réalisateur-ethnologue Jean Rouch. Le résultat dont on voit un extrait, donne l’envie de se précipiter pour voir le reste. On a interpellé des gens de tous milieux en leur demandant : Bonjour, êtes-vous heureux?  Question qui sous-entend, en fait : Comment tu te débrouilles avec la vie?  La majorité des intervenants se débrouillant plutôt mal.

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Le problème principal qui plombe les existences est le travail. Fonctionnaires, commerçants, ouvriers, tous font état de l’abrutissant métro-boulot-dodo, du manque de temps, de l’absence de plaisir dans l’accomplissement des tâches, de la monotonie harassante et de la répétition sans fin des mêmes gestes abrutissants, de l’impuissance devant la vie et du sentiment d’échec face aux attentes qui ne concrétisent pas. Les choses n’ont pas changé depuis 1960 : Demain sera pire qu’aujourd’hui et allons-y gaiement!

 

Dans une mise en scène fluide de l’auteure Justine Lequette, quatre comédiens, qui ont aussi contribué à l’écriture, mélangent dans un dosage judicieux le rire, l’ironie, le sarcasme et la tristesse. Léa Romagny, Rémi Faure, Jules Puibaraud et Benjamin Lichou sont jeunes, résolument charmants et discourent sur le bonheur et le travail en buvant du vin et en fumant des cigarettes. Ce discours se transforme en une réflexion sur la société, celle dans laquelle nous vivons, obsédée par la performance et qui présente le travail comme la clef de l’épanouissement, alors qu’il peut se transformer très facilement et même sans que l’on s’en aperçoive en outil d’aliénation. Le passage ou Jules Puibaraud fait une brillante imitation d’Emmanuel Macron dans une envolée remplie de phrases creuses glorifiant le travail sans jamais parler de l’être humain qui l’accomplit est exemplaire, à la fois très drôle et complètement désolant. Et la pièce est remplie de moments de cet ordre, percutants, amusants et qui nous rentrent dedans grâce au talent et à l’énergie qui se trouvent sur la scène.

 

C’est l’histoire du rude combat de la vie sur terre. Pourquoi faisons-nous ce que nous faisons? Pourquoi perdons-nous notre vie à la gagner? La notion du bonheur semble être tombée en déshérence, comme un patrimoine laissé sans héritiers connus alors que l’humanité accélère dangereusement le voyage depuis longtemps commencé vers la plus absolue folie. J’abandonne une partie de moi que j’adapte est très drôle et en même temps remplie de mélancolie devant le constat de la production effrénée visant à combler des besoins inexistants et  l’enrichissement vertigineux de quelques méga conglomérats. La parole donnée aux gens ordinaires, ceux d’il y a 60 ans comme ceux de maintenant, est sincère et touchante et questionne la possibilité de s’accomplir malgré tout et envers tout. Il demeure cependant que, règle générale, on ne se débrouille pas vraiment très bien avec la vie.

 

Marie-Claire Girard

 

Crédit photo : Hubert Amiel

 

J’abandonne une partie de moi que j’adapte : Une production du Studio Théâtre National Wallonie-Bruxelles, en coproduction avec le Groupe Nabla, à la salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 7 septembre 2019.



29/08/2019
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