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Courir l'Amérique au Quat'Sous: manque de cohérence

Courir l’Amérique, un texte de Patrice Dubois et Alexandre Castonguay présenté sur la scène du Quat’Sous, est un curieux objet. La scène est nue sauf pour une caisse de bois installée au milieu et quelques chaises placées à l’écart sur la droite où prendront place huit personnes, des citoyens ordinaires. Les deux auteurs et comédiens sont accompagnés de Soleil Launière, une artiste Pekuakamiulnu multidisciplinaire.  Ça décolle avec Alex Castonguay se saisissant d’un micro et nous racontant qui était Étienne Brûlé, arrivé sur le continent avec Champlain en 1608. Étienne Brûlé était un coureur des bois, un aventurier en d’autres mots, un découvreur, un commerçant, un lien avec les tribus autochtones dont il avait appris la langue et aussi un homme aux multiples allégeances qui monnayait ses services au plus offrant. Alex Castonguay nous dit qu’il voudrait aussi parler d’Esther Weelwright, d’Emma Lajeunesse, de Guillaume Couture et de Robertine Barry, des noms qui disent bien peu de choses à la plupart des gens. Ces personnages historiques, appartenant davantage à la petite histoire qu’à la grande, sont les sujets de deux livres de Serge Bouchard et de Marie-Christine Lévesque. La genèse de ce spectacle étant une volonté de les sortir du néant et de trouver l’Histoire dans le présent.

 

Une genèse, oui, et on assiste littéralement à l’élaboration de ce spectacle, à sa conceptualisation, à des essais, à des erreurs et à des bifurcations. C’est passionnant des bouts, ennuyeux et longuets à d’autres moments, c’est une pièce qui se fait et se défait sous nos yeux et le propos n’est pas toujours très clair.

 

Ainsi, Alex Castonguay nous entretient à plusieurs reprises de la tumeur au cerveau qu’il l’a affecté lorsqu’il avait 17 ans. Il a subi une opération, il a oublié des choses. Il nous parle de sa grand-mère, une maîtresse femme qui, après la mort de son mari, a été propriétaire d’un hôtel et a vécu sa vie à peu près comme elle l’entendait, alors que ça ne se faisait pas à l’époque. Il nous parle des livres de Serge Bouchard et de Marie-Christine Lévesque et raconte une anecdote à leur sujet. On apprend par la suite que l’anecdote est fausse.

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Le message m’a semblé dilué dans ce traitement éparpillé. Et il y a plein d’autres choses qui se passent dans Courir l’Amérique dont je ne vous parle pas. Que veut-on nous dire au juste? Que nous n’avons pas de mémoire? Que nous devrions nous intéresser à toutes ces figures qui ont été parties prenantes de notre histoire et qui ont sombré dans l’oubli? Que le souvenir n’est pas quelque chose d’exact, qu’il est souvent construit et prend souvent des libertés avec la vérité? Que la fiction est une façon d’arranger le passé? Que nous devrions vraiment accorder plus d’importance face aux disparitions de femmes autochtones, (car on traite de cela aussi)?

 

Je dois souligner la présence notable des femmes dont on parle dans ce spectacle, et dans la foulée de ce thème, il m’a semblé que Soleil Launière était sous-utilisée. Je souligne cependant les magnifiques hommages à ces faiseuses de pays, à des femmes comme Marie-Anne Lagimodière, née Gaboury, une exploratrice de l’ouest canadien qui est aussi la grand-mère de Louis Riel, une femme fascinante qui semblait n’avoir peur de rien. C’est un beau moment que celui-là; moins réussi est la façon dont on nous parle de Suzanne La Flesche Picotte. Les huit citoyens qui se trouvent sur le côté de la scène vont s’aligner au centre et jouer une espèce de jeu du téléphone où ils vont parler de cette femme, née de père métis francophone et première médecin autochtone aux États-Unis, en ajoutant un petit bout d’information sur elle alors qu’ils prennent la parole à tour de rôle. Ce ne sont évidemment pas des professionnels, alors il y en a qui ne se rappellent plus ce qu’ils doivent dire ou qui sont très nerveux, bref ce n’est pas une réussite et la répétition (18 fois en tout) des éléments de biographie de Suzanne La Flesche Picotte s’avère rapidement redondante. Mais encore là, peut-être s’agit-il d’un exercice servant à nous démontrer les failles de la mémoire.

 

Cette pièce a été inspirée par Ils ont couru l’Amérique et Elles ont fait l’Amérique de Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque, publiés aux Éditions Lux. Elle nous donne envie de les lire, ça, c’est sûr. Mais le résultat, pour iconoclaste qu’il soit, n’est pas concluant. C’est dommage car on sent que ce spectacle chaotique et insaisissable possède dans son essence la faculté de soulever l’enthousiasme et la fascination pour toutes ces personnes qui ont façonné le monde dans lequel nous vivons et dont on ne connaît pas les noms.

 

Marie-Claire Girard

 

Crédit photo : Sylvie-Ann Paré

Courir l’Amérique : Une production du Théâtre PÀP, compagnie résidente au Théâtre de Quat’Sous, en coproduction avec le Petit Théâtre du Vieux Noranda (Rouyn-Noranda), et en collaboration avec le Théâtre populaire d’Acadie (Caraquet), le Théâtre du Nouvel-Ontario (Sudbury), le Théâtre Cercle Molière (Winnipeg), la Troupe du Jour (Saskatoon) et CD Spectacles (Gaspé). Au Théâtre de Quat’Sous jusqu’au 28 mars 2020.



06/03/2020
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