Disparu.e.s. Quand la famille est un enfer
Au premier coup d’œil, c’est le fabuleux décor étagé de Jean Bard, remplissant toute la scène du Théâtre Jean-Duceppe qui nous frappe. Il y a là toute une maison : les chambres, le salon, la salle à manger où vont évoluer les treize personnages de la distribution de Disparu.e.s de Tracy Letts, une production à ne pas manquer.
On adore les histoires de familles qui n’ont pas d’allure. Celle-ci ne fait pas exception : le père, (le disparu du titre) professeur d’université, alcoolique et amateur de T.S. Eliot donne ses instructions à Johnna, la jeune femme autochtone qu’il vient d’embaucher pour s’occuper de la maison où il habite avec sa femme, Violette, accro aux pilules. C’est sa disparition qui va entraîner la réunion de cette famille où rien n’est simple. Le génie de l’écriture de cette pièce de l’auteur américain Tracy Letts réside dans le judicieux amalgame de la comédie et du drame et dans une histoire prenante remplie de personnages pleins de défauts et pourtant attachants.
Je ne peux pas parler de tous les comédiens, tous excellents et admirablement dirigés par René Richard Cyr dans une mise en scène aussi spectaculaire et nerveuse que sensible. Mais disons d’emblée que Christiane Pasquier qui incarne Violette, la matriarche hystérique et manipulatrice, a trouvé là un rôle à la mesure de son talent. Colérique, névrosée, à demi-folle mais souvent d’une effroyable lucidité, Violette réussit à nous toucher lorsqu’on se rend compte de la terrible solitude qui est la sienne. Chantal Baril, qui joue Mattie Fae, la sœur de Violette, est suave en mégère sans pitié envers un fils (Renaud Lacelle-Bourdon, étonnant) à qui elle reproche sa médiocrité. Avec un geste de la main, une intonation de voix, elle rejette dans les bas-fonds les commentaires pleins de bonté de son pauvre mari (Roger Léger, solide en père sensible et en mari bafoué) et est aussi drôle qu’insupportable. Les trois filles de la famille, Barbara (Marie-Hélène Thibault, excellente) la préférée du père, qui est partie de cette maison de fous pour sauver sa peau et sa santé mentale, n’est pas à l’abri de l’atavisme qui semble la mener au cœur des drames. Karen (Sophie Cadieux) impeccable en femme superficielle qui s’étourdit de mots pour ne rien voir ni entendre vit maintenant en Floride et a un fiancé (Hugo Dubé, très bien en hypocrite visqueux). Ivy (Évelyne Rompré, parfaite) est celle qui est restée et qui est maintenant le souffre-douleur de sa mère qui ne manque aucune occasion de lui servir des répliques assassines. Et Katia Rock, dans le rôle de Johnna, est le contrepoint à cette bande de gens affligés de tous les défauts de la terre. Elle est l’ange tutélaire qui veille sur la maison et qui empêche un peu le chaos de s’installer définitivement.
Le jeu de tout ce beau monde est plein de spontanéité, le réalisme est complètement assumé de même que le côté surréaliste de certaines situations. Les émotions sont palpables, on sent l’accumulation d’événements qui ont rendu ces gens tels qu’ils sont, leur exaspération mais aussi l’affection soigneusement dissimulée qu’ils éprouvent (parfois) l’un pour l’autre. Au fur et à mesure des révélations souvent sensationnelles de secrets de famille, on se retrouve absolument fascinés par ces personnages qui sont étonnamment si proches de nous. Cette maison où tous les stores sont baissés et où la lumière du jour ne pénètre jamais est la parfaite métaphore d’un univers lumineux que nos propres ténèbres nous empêchent de voir.
Cette production à la distribution impeccable qui jouit d’une formidable direction d’acteurs et d’une traduction de Frédéric Blanchette très, très juste est une réussite. Il est rare de voir au théâtre tous les astres alignés de cette façon et Disparu.e.s remplit toutes les cases. On rit beaucoup, oui c’est très amusant mais c’est aussi spectaculairement cruel de constater que cette famille cherche le paradis mais porte l’enfer en elle.
Crédit photo : Caroline Laberge
Disparu.e.s: au Théâtre Jean-Duceppe jusqu'au 23 novembre 2019