Éclipse de Marie Brassard au Quat'Sous: un soleil révélé
En histoire de l’art, il n’y a pratiquement pas de femmes peintres qui sont étudiées. Pour une Artemisia Gentileschi (redécouverte au 20ème siècle), une Élisabeth Vigée-Lebrun et une Helen Frankenthaler, ce ne sont que des hommes dont on a retenu les noms. On est à réviser tout cela dans les musées et à rendre aux artistes femmes le crédit qui était depuis longtemps attribué aux hommes dirigeant les ateliers. En littérature, c’est pareil, très peu de noms féminins surgissent lors d’une nomenclature historique. Moyen-âge? Les lais de Marie de France. Renaissance? Louise Labbé. Au 18ème siècle, les femmes de lettres feront leur apparition parce qu’elles tiennent des salons mais les études s’accordent pour déplorer la rareté des femmes qui écrivent.
En fait, peut-être que beaucoup de femmes ont créé mais qu’on ne l’a pas su. Parce qu’elles ont été occultées, éclipsées par les hommes qui se sont appropriés tout l’espace et aussi leurs idées et parfois leurs œuvres. Voilà donc le propos de cette Éclipse que nous propose Marie Brassard sur la scène du Quat’Sous. Marie Brassard a découvert, en s’intéressant à la Beat Generation qu’il y avait eu des femmes oeuvrant de concert avec William Burroughs, Allen Ginsberg et Jack Kerouac. Qu’on ne les connaisse pas, qu’on n’ait jamais entendu parler d’elles a laissé la dramaturge abasourdie.
Et elle en profite pour faire parler ses comédiennes. D’elles-mêmes. Puisque l’éclipse se produit également lorsqu’on endosse un personnage, qu’on s’efface devant lui, qu’on devient autre et souvent quelqu’un de très différent. Larissa Corriveau, Laurence Dauphinais, Eve Duranceau et Johanne Haberlin nous parlent donc de leur enfance, de leur famille, de leurs lectures, de ce qu’elles aiment ou pas pendant les vingt premières minutes du spectacle. C’est vraiment désarçonnant en même temps que plein d’enseignements sur cette inévitable exigence du théâtre. Et après s’être ainsi dévoilées, elles vont dire des textes de ces femmes qu’on ne connaît pas.
C’est une révélation. Elise Cowen, Diane di Prima, Hettie Jones, Lenore Kandel, Denise Levertov, Janine Pommy Vega et Anne Waldman parlent de junkies, de drogue, de Dieu, des anges, de l’Amérique, des hommes, d’elles-mêmes dans des textes intemporels qui résonnent avec une extraordinaire force. En anglais, ou traduites en français, elles dénoncent, s’insurgent, vocifèrent ou se font toute douceur toujours dans une langue ample, précise, magnifique. Il faut lire Anne Waldman, la magicienne verbale que j’ai découverte dans le poème Fast speaking woman, plein d’une violence rieuse, paisiblement inconvenante et terriblement efficace. Pour moi, ce fut un moment de grâce, j’ai relu ce poème et ne m’en lasse pas.
La scène est dépouillée, des projections sur le mur arrière complètent le propos des comédiennes, toutes superbes et habitées par une dévotion qui se sent à tous les moments. Antonin Sorel les a habillées pour, je crois, représenter toutes les époques qu’elles ont connues : de Rosie the Riveter à une existentialiste avec son béret, en passant par un tailleur pantalon et un col roulé avec une jupe et des collants. De son côté, Alexander McSween a composé une musique qui accompagne parfaitement les textes.
Le seul reproche que je peux faire à ce merveilleux spectacle c’est qu’il manque de repères biographiques. J’aurais aimé en savoir davantage sur ces femmes et j’ai donc fait quelques recherches sur elles : j’ai appris qu’elles ont enseigné dans des universités (dont Stanford), qu’elles se sont mariées en transgressant parfois l’ordre établi, que certaines ont eu des enfants, qu’elles se sont fait accuser d’obscénité, qu’elles ont aussi à l’occasion servi de modèles pour des personnages de romans et que l’une d’entre elles s’est suicidée à 28 ans. Mais surtout qu’elles ont toutes endossé des causes qui leur tenaient à cœur : le féminisme, l’environnement, les prisonniers politiques, les droits de la personne. Elles ont aussi toutes publié des livres et parfois gagné des prix prestigieux. Pourtant, je n’en avais jamais entendu parler, ce qui est choquant. Merci Marie Brassard.
Pour devenir il faut parfois être brutal et échapper aux conventions pour s’en libérer. Ces femmes oubliées ont connu une expérience à l’extrême du vivant, elle ont fait parler le silence dans lequel on voulait les confiner et cela avec une effrayante lucidité mais aussi de façon souvent jubilatoire. Elles se sont enivrées de transgressions, elles ont été des cocktails Molotov déguisées en bouteilles de parfum et je peux affirmer qu’elles possèdent toutes un charme puissant et que c’est un bonheur de le découvrir. Peut-être qu’un jour, l’éclipse se terminera et que nous serons enfin sous la lumière du soleil éblouissant qu’elle dissimule.
Marie-Claire Girard
Crédit photo : Yanick MacDonald
Éclipse : Une coproduction du Théâtre de Quat’Sous et d’Infrarouge, au Théâtre de Quat’Sous jusqu’au 15 février 2020.