La fissure: l'inquiétante étrangeté du couple
C’est un appartement vraiment crado qu’habitent Françoise et Fred, il y a des trous dans le mur qui donne sur la salle de bain, le détecteur de fumée pendouille au bout de ses fils, des sacs à poubelle servent d’isolant pour la fenêtre, l’armoire sous l’évier n’a pas de portes et, sur un mur, l’affiche pour retrouver un chat perdu semble constituer un élément de décoration. Mais, pire, lorsque Fred rentre du travail, tout est noir et Françoise est blottie sous des couvertures et des coussins entassés sur le futon qui leur sert de lit.
J’apprécie la promiscuité de La Petite Licorne où cette pièce d’Amélie Dallaire est présentée : on se retrouve littéralement dans l’intimité de ce couple et on est en mesure d’apprécier la scénographie de Marie-Audrey Jacques qui possède manifestement un sens aigu du détail. Et mentionnons les éclairages de Catherine FP qui contribuent au caractère parfois oppressant de cette situation absurde, contrebalançant l’humour et la drôlerie qui s’en dégage.
Aux exhortations de Fred (Mathieu Quesnel) qui lui demande ce qui se passe, Françoise (Amélie Dallaire) répond : Rien…Le problème c’est qu’ils ont invité des amis à souper et qu’il n’y a rien à manger et que l’appartement très exigu est un foutoir. Françoise, toute à son expérience troglodyte, n’a pas fait les courses et dans l’armoire il n’y a que du riz rance, un paquet de pâtes et la canne mystère qui n’a pas d’étiquette et qui date du moment où ils ont emménagé dans ce trou.
Il y a quelque chose de décalé (qui donne aussi de nombreux moments très drôles) dans ce texte, tout comme dans la précédente pièce d’Amélie Dallaire, Queue cerise que j’ai vue en 2016. Décalé, oui, quelque peu mystérieux aussi, un peu étrange ce qui fait que La fissure qui traite finalement d’une relation de couple, le fait d’une manière totalement originale. Connaissons-nous vraiment la personne que l’on aime et avec qui l’on vit? Bien sûr que non, mais dans La fissure le problème est posé de manière différente et avec beaucoup d’habileté.
Cette Françoise est définitivement bizarre. Ses gestes sont lents, comme si elle réfléchissait longuement avant de les poser, elle ne justifie aucune de ses excentricités, son discours morcelé donne l’impression que son maniement du langage n’est pas tout à fait au point et ses ongles sont recouverts d’un vernis bleu. L’amateur de science-fiction en moi se disait : c’est pas possible, elle vient d’une autre planète et l’extra-terrestre qui habite ce corps n’a pas encore maîtrisé les codes propres aux terriens. C’est d’ailleurs l’impression que donnaient les personnages de Queue cerise qui ne semblaient pas appartenir à notre univers. Françoise ne pense pas comme nous et je pense qu’Amélie Dallaire non plus.
Mathieu Quesnel, en bon gars qui se pose des questions mais qui est visiblement amoureux et attaché à cette fille déconcertante, est excellent et forme un tandem totalement crédible avec Amélie Dallaire. La pièce trouve le moyen d’amener, dans une langue familière avec les mots de tous les jours, cette étrangeté qui infiltre, percute et télescope le réel. Et je me disais que Françoise était peut-être investie d’un savoir mystérieux qui conférait du sens à cette situation vaguement tragique mais où personne ne semble terriblement souffrir.
Mais tout cela peut être quelque peu alarmant. Qui sommes-nous? Qui est l’autre? T’es qui, toi? Et toi, t’es qui? Je crois que la métaphore de la canne mystère retrouvée dans l’armoire nous éclaire beaucoup : si on l’ouvre, on risque d’être déçu. L’incertitude est peut-être préférable, pour les cannes mystères comme pour les gens, surtout si on les aime. Et pour éviter que les cahots de la vie n’engendrent le chaos.
Marie-Claire Girard
Crédit Photo : David Ospina
La fissure : Production d’Amélie Dallaire en codiffusion avec La Manufacture, à La Licorne jusqu’au 24 mai 2019.