Les amoureux de Goldoni: Saint-Valentin en novembre
On dirait de nos jours d’Eugenia, la flamme de Fulgenzio dans la pièce Les amoureux de Carlos Goldoni, qu’elle souffre d’un trouble de l’opposition. Remarquez, on pourrait dire la même chose de Fugenzio. Sur la scène du théâtre Denise-Pelletier, les deux jeunes gens se chamaillent, se chicanent, s’engueulent, se crient par la tête tout en s’aimant manifestement au-delà de tout. L’entourage prodigue conseils, stratégies, encouragements dans l’espoir de voir les deux amants en venir à un terrain d’entente alors que, semble-t-il, Eugenia et Fulgenzio carburent au drame et à l’excès. Je peux vous dire tout de suite que l’amour est plus fort que la police ou que n’importe quoi et que cette production d’une pièce datant de plus de 250 ans, revisitée de plaisante façon par Catherine Vidal, se laisse regarder avec beaucoup de bonheur.
Eugenia et Fulgenzio, donc, s’aiment. Dans une relation qui fait des étincelles. Eugenia est terriblement jalouse de la belle-sœur de son amant qui habite chez-lui en l’absence de son frère et voudrait un amour exclusif, les mains dans les mains, les yeux dans les yeux, toujours. Catherine Chabot est une Eugenia mutine et extrêmement séduisante malgré son sale caractère. Maxime Genois, notre Fulgenzio, qui semble débarquer directement du Festival de Woodstock avec ses cheveux ébouriffés, laisse entrevoir tout le potentiel de violence qui sommeille en lui, dans l’amour comme dans ses gestes. Quelque chose, chez ces deux amoureux, leur fait préférer le doute et les tourments aux certitudes, la corde raide des émotions librement exprimées au confort d’une gentille routine sentimentale. Il y a donc des tornades et des ouragans.
Sont témoins de tout cela, Flaminia (Sofia Blondin, consciente des failles dans le caractère de sa sœur) et Lisette (Olivia Pallacci, amusante comme tout dans ce rôle de soubrette plus maligne que les maîtres). Tout ce beau monde réside chez l’oncle Fabrizio, un Eric Bernier qui en fait beaucoup mais qui est d’une drôlerie irrésistible. L’oncle est sans le sou et d’une rare extravagance, ce qui ne va pas bien ensemble. Et il accueille le Comte Roberto (Gabriel Lemire, qui réussit à garder son sang-froid devant Fabrizio) qu’il voudrait bien voir épouser Eugenia.
C’est une occasion pour initier notre belle jeunesse à ce théâtre, classique oui, mais qui comme celui de Molière est rempli de mordant et de drôlerie. La mise en scène de Catherine Vidal est pleine de fantaisie, bondissante, très animée. Elle n’a pas craint de demander aux comédiens de déployer des efforts physiques spectaculaires, d’adopter des gestuelles très, très contemporaines et de manifester des émotions décuplées afin de compléter ce portrait d’amoureux obstinés et violents. La pièce est parsemée d'hilarants anachronismes et de charmantes trouvailles comme cette nouvelles façon de regarder par le trou de la serrure. Je crois même qu’elle a voulu souligner discrètement que les éclats d’Eugenia et de Fulgenzio contenaient en condensé la recette pour d’éventuelles violences conjugales.
La scénographie de Geneviève Lizotte fait la part belle au romantisme avec ces cœurs, l’un en arrière-scène, l’autre servant de divan, piédestal, etc., le tout superbement éclairé par Alexandre Pilon-Guay. La conception sonore de Francis Rossignol est pleine d’inventivité, on entend même un rap joué au clavecin, et les costumes d’Elen Ewig sont, comme toujours, extraordinaires : complet trois pièces rutilant mais très 18ème siècle de Fabrizio, manteaux longs et fleuris pour certains personnages masculins, manteau/robe-de-chambre pour Fulgenzio (dont d’ailleurs le pantalon est fait du même tissu chatoyant que le legging d’Eugenia), robe vaporeuse et veste rouge de fausse fourrure de Clorinda (Isabeau Blanche) qui fait ainsi affublée une apparition fort remarquée…Elen Ewing a le don incomparable de prendre des références anciennes et de leur donner la pichenotte qui les rendra tout à la fois modernes, nécessaires et d’un esthétisme fou.
On reconnaît tout de suite la vivacité du jeu et la virtuosité de l’intrigue typiques de Goldoni, cette légèreté qui le caractérise mais qui cache une profondeur à découvrir. L’amour n’est pas quelque chose de fracassant, de précis et de définitif, nous dit-il. Mais son regard est tendre et narquois et l’équipe des Amoureux a su rendre et communiquer cette grâce rafraîchissante. Goldoni, c’est comme Molière ou Beaumarchais : un miracle que l’on attend chaque fois et qui, chaque fois, surprend.
Marie-Claire Girard
Crédit photo : Gunther Gamper
Les amoureux : au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 4 décembre 2