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Sang de Lars Noren: vous n'en ressortirez pas indemne

Éric et Rosa Sabato ont fui le Chili quelques années après le coup d’état de 1973. Ils vivent à Paris, lui psychiatre, elle journaliste et Rosa est interviewée à la télévision pour parler de son livre relatant ces années de luttes, d’emprisonnement et de torture vécues sous la dictature de Pinochet.

 

La première scène de Sang du dramaturge suédois Lars Noren, présenté à l’Usine C, est statique. Il y a une distance, une froideur voulue magnifiées par la mise en scène de Brigitte Haentjens, fidèle en cela au texte de Noren, un mélange de réalisme glacial et de montées épiques d’émotions. Alice Pascual est parfaite en journaliste devant une Christine Beaulieu pleine de noblesse qui cache soigneusement les failles de sa psyché, dont l’impact qu’a pu avoir sur elle et sur son couple, l’abandon au Chili de leur petit garçon de huit ans. Quinze ans plus tard, elle ne sait toujours pas ce qu’il est advenu de lui.

 

Pendant ce temps Éric (Sébastien Ricard), le mari, écoute les messages sur son répondeur téléphonique (nous sommes à la fin des années 1980) venant d’un patient qui met fin à ses jours et d’un jeune amant dont sa femme, évidemment, ne sait rien.

 

Suivent des échanges entre le couple, un dialogue très intellectuel mettant en évidence le gouffre qui s’est creusé entre eux mais aussi le fait que ce sont des êtres brisés. On devine assez rapidement, et c’est voulu de la part de l’auteur, que le jeune amant (Émile Schneider) d’Éric est en fait leur fils. Sang traite du mythe d’Œdipe, bien sûr, mais à la puissance mille. Éric veut quitter Rosa, Rosa ne se doute de rien mais se rend bien compte qu’il ne la désire plus et puis…

 

…et puis il y a une scène insupportable.

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Une scène qui va vous remuer jusqu’aux tréfonds de l’âme et vous marquer à jamais. Je n’exagère pas.

 

Sang oscille entre la représentation cérébrale et intellectualisée de la vie de ces gens intelligents et la démonstration cruelle et brutale de ce qu’ils ont subi et qui les a marqués de façon indélébile. Brigitte Haentjens a mis en scène ce texte d’une extraordinaire force en ne faisant aucune concession, c’est à la fois intériorisé en même temps que très physique, brutal et d’une cruauté sans nom : pour tout vous dire, je ne sais pas comment les comédiens (tous extraordinaires) font pour jouer cela. Il y a à l’intérieur des trois principaux personnages quelque chose qui ne va pas, juste en-dessous de ce que l’on perçoit, une monstrueuse perversité rendue de façon magistrale par Christine Beaulieu, Sébastien Ricard et Émile Schneider. En même temps, on sait que ce n’est pas de leur faute, que ce qu’ils ont vécu les a fait devenir ainsi.

 

Anick La Bissonnière a créé une arène carrée où évoluent les comédiens, les spectateurs sont tout autour et cette proximité renforce l’impact de cette pièce dont on ne sort pas indemne. Les éclairages d’Alexandre Pilon-Guay sont d’une redoutable efficacité pour déterminer les atmosphères, puissants ou glauques, ils sont sans pitié.

 

Accablés par le destin et aux prises avec des passions qui vont causer leur perte, les protagonistes ont été victimes d’un état totalitaire, ils l’ont subi, ils s’y sont résignés, leur sang a coulé et leur jeunesse a été dissoute dans des dilemmes déchirants. Lorsqu’ils décident de ne plus agir contre leurs désirs, la fatalité se déchaîne, cette fatalité qui les a poussé à se sacrifier, à abandonner leur famille, à mentir à ceux qu’ils aiment et il n’y a pas de place pour l’amour dans cet univers où la trahison est de règle.

 

J’ai ressenti à la fois de la pitié et de la crainte devant ces gens engagés dans une lutte désespérée qui les broie, les humilie, les anéantit et j’ai rarement vu une pièce véhiculant une telle puissance et un tel impact. Nous savons tous qu’il est terrible d’être une créature humaine et de tenter d’engager un impossible dialogue avec les profondeurs du mal.

 

Marie-Claire Girard

 

Crédit photo : Jean-François Hétu

Sang : Une création de Sibyllines en coproduction avec le Théâtre français du CNA et en codiffusion avec l’Usine C, à l’Usine C jusqu’au 15 février 2020.



30/01/2020
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